ENTRETIEN
Entretien Maroussia Chanut par Marlène Girardin
Juin 2011
Ton travail utilise (toujours) des animaux pour nous parler de situations humaines, pourquoi choisir ce détour ?
Le bestiaire anthropomorphique est très présent effectivement dans mon travail, rien là de bien nouveau depuis Esope.
Et cependant…C’est plus une amorce de sujet qu’un sujet en soi. J’aime bien paraphraser Boris Vian qui parlait de cadrage au sens où un cadre servirait à exalter une toile, à la mettre en valeur, de la même manière l’animal, me sert de cadre.
Je vais m’expliquer. Alfred Hitchcock avait inventé le concept du « Mc Guffin », un Mc Guffin, c’est un leurre, un prétexte dont on se sert pour attirer le spectateur dans une aventure qui n’était pas du tout celle à laquelle il s’attendait au départ. Par exemple dans « Psychose », le Mc Guffin est l’argent volé par la secrétaire au début du film, qui s’enfuit avec, on se dit, bon, voilà le départ d’un road movie et l’enjeu est cette somme d’argent cachée dans du papier journal. La femme s’arrête pour passer la nuit dans un motel et on connait la suite, elle se fera assassiner par un schizophrène. L’argent finit dans une poubelle, et on en entend plus jamais parler. Le road movie s’arrête au motel.
C’est un peu la même chose avec mes sculptures, on peut être attiré par leur côté plastiquement séduisant et s’arrêter à cette première lecture, se dire « bon, voilà des animaux transposés dans des situations humaines » mais si on veut pousser plus loin l’observation, on se rend compte qu’il y a des sens cachés au premier abord et des lectures beaucoup moins naïves que ce qu’elles laissaient paraître.
Je pense que mes sculptures peuvent être assez cruelles au-delà d’une première lecture, on découvre un certain nombre de choses sur les interactions humaines et l’être humain en général, on se pose par exemple la question essentielle de sa propre bonté ou malignité fondamentale, qui est sans réponse bien sûr, puisqu’il est et c’est tout, c’est juste que j’ai juste du mal à m’y résoudre.
L’Homme est un mystère fondamental pour moi, il est capable de clouer des enfants sur des portes ou de s’organiser en structures étonnament complexes pour empêcher cela.
La lutte est très souvent présente dans ton travail, d’où cela vient il ?
Je parlerais plutôt de confrontation, car la notion de lutte implique un effort, voire même une souffrance.
Dans l’idée de confrontation on rejoint davantage ce que les artistes cherchent avant tout quelque part, dire : « regardez-moi, je suis là, j’ai quelque chose à vous dire ». Il y a un texte de Sénèque, « De la brieveté de la vie », dans lequel Sénèque nous parle d’un vieillard qu’il a envie d’attraper dans la rue pour lui dire : 100 ans ou plus pèsent sur toi et tu n’as rien vécu. Qu’as-tu fait de ces années, combien as-tu sacrifié de toi-même, à une douleur futile, une joie sotte, à des querelles de ménage, combien de temps t’es-tu laissé voler à ton insu ?
Il dit : « Vous vivez comme si vous deviez toujours vivre ; jamais vous ne pensez à votre fragilité. Vous ne remarquez pas combien de temps est déjà passé, vous le perdez comme s’il venait d’une source pleine et abondante, alors pourtant que ce jour même, dont vous faites cadeau à un autre, homme ou chose, est votre dernier jour. C’est en mortels que vous possédez tout, c’est en immortels que vous désirez tout. »
Je pense qu’il y a là quelque chose de très important, j’ai envie moi aussi d’interpeller les gens avec les sculptures pour leur dire ces choses, pour qu’ils se posent des questions, et ne restent pas simplement dans l’ombre d’un quotidien où tout est conçu pour écarter de nos pensées des préocupations plus majeures.
Presque tous les jours quand je sors de chez moi je me dis « Quel est l’état du monde aujourd’hui ? » J’ai l’impression de prendre le pouls du monde, d’être dans une posture qui navigue entre une observatrice impartiale et un docteur compatissant, et c’est là précisement qu’on retrouve toujours l’ombre de Romain Gary, à qui je m’identifie beaucoup, parce que moi non plus, je ne peux pas laisser faire.
Te sens-tu proche, ou dans une certaine filiation avec des artistes animaliers comme Barye, Fremiet ou Jacquemard, du XIXème siècle ?
Regardes tu attentivement leur travail ou au contraire sont ils des exemples à fuir ?
Je me sens à la fois proche et pas proche de ces artistes, proche dans la mesure où je comprends ce qu’ils veulent dire, pas proche car je n’ai pas la sensation de parler des mêmes choses, je ne vis pas dans leur monde, à leur époque, et il y a une différence d’ordre culturel.
Je peux admirer sincérement une parabole réussie, un symbolisme caché, leur prouesse technique, l’attitude de l’animal, en gros les éléments sur lesquels ils vont jouer, même si c’est souvent trop onirique ou symbolique pour moi, et je pense que d’ailleurs me poser la question de la référence à ses artistes soulève du même coup le point important de la difficulté du public à venir à la rencontre de l’art contemporain.
C’est qu’il y a une incompréhension fondamentale au point de vue historique. Quand on regarde l’art d’avant le 20ème siècle, on peut se raccrocher à un savoir-faire technique, et dire à son voisin dans un musée : « Regardez comme c’est bien peint, c’est magnifique ».
Mais l’art a toujours été truffé de symboles, de codes cachés, on pourrait passer une heure à parler d’un portrait de Louis XIV en expliquant pourquoi il y a des abeilles, qui symbolisent la royauté, pourquoi il porte un manteau bordé d’hermine, que si dans une nature morte flamande il y a toujours une tâche sur un fruit ou un couteau en équilibre sur le rebord de la table c’est parce qu’on est mortels, littéralement entre la vie et la mort, que s’il y a une mouche posée sur une aubergine c’est parce que c’est l’animal de la putréfaction et que c’est déjà une préfiguration de notre mort, une vanité en soi. Avec le 20ème siècle on ne peut plus se raccrocher au travail de l’artisan. Les codes, eux, sont toujours là, c’est ce qui subsiste, et à quelque époque que l’on soit il y a toujours une certaine forme d’ignorance, ou de refus de voir, de la part du public.
Je pense que quelque part je voudrais réussir à permettre cette passation de sens, l’accès à l’art et à ses codes est toujours reservé à une élite bien née, qui a reçu l’éducation nécessaire et le goût de la curiosité de façon congénitale, chez moi il y a à la fois une œuvre figurative accessible à tous, et des codes qui peuvent être appréhendés à différents niveaux. Je crois en une subjectivité. En fin de compte on pourrait presque dire que j’ai aussi un travail social, quelque part.
Comment nait l’idée une œuvre, par quel processus ? Y a t il autant d’œuvres que de processus ?
Je travaille beaucoup avec l’inconscient collectif, avec des associations d’images et de sens tirés de cet inconscient collectif, car c’est de là que tout vient et c’est là que tout repart.
Pour faire ça je dois travailler avec mon propre inconscient, en général j’ai une image dans la tête et je sais qu’elle fonctionne, parfois même je ne sais pas pourquoi mais je sais juste que ça fonctionne, parfois il faut l’affiner, les concepts s’organisent au fur et à mesure, en aucun cas l’un ne doit déborder sur l’autre, il faut un équilibre entre le corps, l’image transposée, le plastique, et l’esprit. Sinon l’un bouffe l’autre.
Parfois même longtemps après je découvre encore des choses que j’avais voulu dire, en échangeant avec d’autres personnes, qui partagent leurs conceptions ou me racontent leurs histoires de vie réactivées par la sculpture.
Il y a à la fois ce que les sculptures proposent en terme de questionnement et aussi la façon dont les gens en disposent ensuite, ce que eux voient à travers elles, et maintenir cette porte ouverte est pour moi fondamental, car l’échange nous aide à grandir.
C’est un processus continu, les sculptures en sont des résultantes mais je fonctionne sur du long terme.
C’est une quête du Graal, parce que, tu sais, on s’interroge depuis des siècles sur ce Graal qui ne se laisse pas trouver, on le cherche encore et toujours sans trop savoir ce que c’est : c’est un récipient qu’on a fini par assimiler au calice qui a recueilli le sang du Christ, mais on ne sait plus trop en fin de compte…Tout le monde se focalise sur la nature du Graal, sur le fait de le trouver, et on en oublie que la beauté est dans la quête même, dans le chemin, dans le processus. Il n’y a pas de Graal, tout est dans la quête.
Quelle période préfères tu, est-ce la conception de l’œuvre, sa réalisation, admirer le résultat, l’œuvre finie, ou est-ce le regard que peuvent avoir les amateurs sur ton travail?
Le meilleur moment, c’est celui où je vois mon image mentale se concrétiser vraiment, souvent après la découpe du polystyrène j’ai une première satisfaction, que je perds en faisant la résine et qui revient ensuite.
Le meilleur moment de tous c’est à l’atelier quand la sculpture est finie, que moi aussi j’ai fini de tourner autour, que je m’assois enfin en face d’elle et que je la reçois au monde, et puis que je la « prends dans la gueule ».
Dans ces moments-là j’ai l’impression de vivre pour ça, pour ces micro-moments de choc esthétique, où la vie vaut vraiment la peine d’être vécue.
J’adore les chocs esthétique, ils peuvent m’arriver à n’importe quel moment, dans un musée, une galerie, en lisant un livre, rue Jeanne d’Arc à Lyon en rentrant un soir de l’atelier et en prenant dans la gueule au détour d’une rue la basilique de Fourvière à 3 km de là à vol d’oiseau, entourée d’un ciel rose incroyable, qui ferait presque oublier son manque d’attrait architectural.
Je crois que mon premier but quand je fais des sculptures, c’est de me donner à moi-même des frissons, des chocs.
Bien sûr comme pour beaucoup de gens les retours positifs que me font d’autres personnes sont motivants et légitiment un peu de faire ce que je fais, mais je crois vraiment que les moments de bonheur les plus intenses pour moi sont vécus dans cette forme de solitude où je découvre avec un œil neuf ce que j’ai fait. Ce sont des moments de plénitude absolue.
Certains aspects de ton travail sont beaucoup influencés par le Japon, notamment dans le coté « kawai », quel rapport entretiens-tu avec ce pays et sa philosophie ?
Je ne sais pas si c’est le Japon en particulier, j’ai pas mal voyagé c’est sûr et en Asie aussi.
Je comprends tout à fait ce que tu veux dire avec le côté « kawaï », on rejoint ce que je disais plus haut : on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, ou avec des histoires trop banales, et je suis bien obligée de capter l’attention des gens et de les retenir juste ce qu’il faut pour qu’ils aient le temps de se poser des questions plus fondamentales. Tout va si vite.
Et puis il faut un peu de subtilité. Ceux qui pensent que je fais ça juste pour séduire ont vu mon travail mais pas pris le temps de le regarder.
J’essaie de toujours prendre le temps de vraiment regarder le travail des autres, de le comprendre, quand je vais voir une expo je veux avoir de quoi manger, quite à ressortir le bide en vrac, en tous cas ne pas ressortir le ventre vide, et puis je veux donner de quoi manger aussi.
C’est une volonté de s’impliquer à fond dans ce qu’on fait. Comme chantait Boris Vian : « Fais-leur sortir le raisin ! »
En terme de philosphie je penche très nettement vers les stoïciens, dans lesquels je me reconnais complétement, à part la position sur le suicide, avec une légère couche de Schopenauher et de Nietzsche saupoudrée par-dessus, mais pas trop car contrairement à beaucoup de monde je pense que le stoïcisme est une philosophie positiviste, beaucoup plus versée dans la pulsion de vie que dans la pulsion morbide.
Comment décides-tu de la taille de tes œuvres ?
Ca dépend…de l’œuvre! C’est elle qui décide. J’ai toujours tendance à voir les choses en grand, il faut qu’au moins, par rapport à ma taille qui est de 1,70m et qui est une taille tout à fait dans la moyenne pour un être humain de mon sexe et de ma corpulence, la confrontation soit réussie. Quand j’étais à l’école d’art, en première année, j’avais fait des sculptures en inox soudé représentant des petits tabourets, quelque chose comme 40-50 cm de haut. Quand je les ai présentées au prof j’étais acroupie à côté et il m’a demandé pourquoi je devais me baisser à leur niveau pour parler de mes sculptures. J’ai pris conscience du problème d’échelle, qui n’est pas si évident à priori.
C’est plus tard que j’ai réalisé que des petites sculptures pouvaient avoir autant de force, mais il faut que ce soit la bonne taille, ni trop petit quand ça doit être grand, ni l’inverse. De la même façon les chiffres sont très importants, soit c’est un, soit c’est deux, soit c’est trois, soit c’est une mutitude, et ça ne veut pas dire la même chose du tout.
Winnicott oppose le jeu (game) qui correspond à l’acte de jouer avec des régles bien définies, et le fait de jouer (playing) en s’appropriant les objets, dans quelles mesures te sens tu proche de l’un et de l’autre ? Te considères-tu comme une grande enfant ?
La deuxième solution, sans hésitation. Si on veut aborder le problème de faire des sculptures sous l’angle de la psychanalyse on ne pourra pas nier que c’est une façon, en partant de zéro, de créer ses propres objets transitionnels. Je me reconnais totalement là-dedans, la culture de l’objet étant très forte chez moi : quand j’étais petite je ramassais plein de « cochonneries » dans la rue dont le vécu m’intriguait et que j’investissais d’un pouvoir magique très fort. Je collectionnais tout et n’importe quoi, parfois des séries, mais plus souvent des collections avec un seul objet. Un morceau de boîte en métal rouillé. Un livre pour apprendre à lire aux petits africains sous la colonisation. Des plumes, mêmes moches. Des bouts de bois, des culs de crayon. Ca m’a duré tard. J’ai commencé à me calmer sur cette thésaurisation compulsive quand je me suis mise à produire des sculptures et à les investir de sens.
Plutôt que comme une grande enfant je me considère plutôt comme joyeusement ou tristement adulte, ça dépend des jours. Je me suis extirpée de l’enfance un peu tôt, et comme je ne peux pas y revenir je suis obligée de jouer le jeu de l’adulte à fond. Un jeu que j’aime beaucoup d’ailleurs. Mais l’être humain a le goût des paradis perdus. C’est son paradoxe.